Confrontée à une vague de vidéos intimes prises à l’insu des victimes, la société sud-coréenne évolue lentement, libérant progressivement la parole des femmes. Beaucoup reste à faire pour les émanciper pleinement, à commencer par la reconnaissance par Séoul de sa responsabilité dans le sort tragique des Lai Dai Han, ces enfants nés du viol de femmes vietnamiennes par des militaires sud-coréens.
« My life is not your porn » : le 9 juin dernier, plus de 20 000 Sud-Coréennes manifestaient dans les rues de Séoul pour exprimer leur ras-le-bol. Le motif de leur colère : la multiplication, depuis plusieurs mois, des « molka », ces vidéos filmant l’intimité des femmes grâce à des caméras-espions disposées par des hommes dans les lieux publics, tels que des vestiaires, des toilettes d’écoles ou de trains, avant d’être publiées sur Internet. Quelque 6 500 signalements ont été effectués à la police au cours de la seule année 2018, soit une moyenne de 17,8 signalements quotidiens.
De trop rares condamnations
La « mode » des « molka » n’est cependant « pas un phénomène récent », explique dans les pages de Libération le journaliste spécialisé Raphaël Rashid, selon qui « tout le monde était au courant, mais personne n’abordait le sujet. Depuis le mouvement MeToo, les femmes, qui sont les principales victimes, osent parler et ont rendu ce débat public ». Sous la pression populaire, les autorités sud-coréennes ont été contraintes de réagir et certaines personnes, comme un chanteur de K-pop et la fondatrice d’un site pornographique, impliqués dans la capture ou la diffusion de ces vidéos intimes, ont été appréhendées.
Rien qu’en 2017, plus de 5 400 individus soupçonnés de « molka » ont été arrêtés. Problème : alors que la législation sud-coréenne prévoit pour ces délits une amende pouvant atteindre 10 millions de wons (soit l’équivalent de 10 000 euros) et cinq ans d’emprisonnement, les condamnations restent rares, pour ne pas dire exceptionnelles. Ainsi, en 2016, sur 4 499 suspects identifiés par la police, seuls 1 720 ont été jugés, soit moins de quatre sur dix. Et l’année suivante, seulement 2 % des personnes soupçonnées ont été condamnés par la justice.
« Ces vidéos tuent des femmes »
Comment expliquer cette impunité de fait ? Au-delà de la difficile vérification des allégations des victimes de « molka », dont les visages n’apparaissent souvent pas sur ces vidéos, de nombreuses femmes n’osent pas encore porter plainte. La société sud-coréenne reste, en effet, très traditionnelle, marquée par le règne du patriarcat : le pays est ainsi classé 116e sur 144 dans le classement sur le respect de l’égalité entre les sexes par le Global Gender Gap Report. L’enseignement de la sexualité à l’école reste l’objet de critiques récurrentes et n’aborde pas, ou très insuffisamment, des sujets comme le consentement et l’homosexualité.
Les conséquences de la diffusion publique de vidéos intimes prises à leur insu sont pourtant dramatiques pour les victimes de « molka ». Selon une étude, près de la moitié (45,6 %) des femmes victimes du phénomène auraient déjà eu des pensées suicidaires. « C’est un vrai traumatisme pour ces femmes de se retrouver sur des sites internet. Certaines sont obligées de quitter leur travail, leur école ou même de déménager, d’autres sont sous antidépresseurs. Certaines essaient de se suicider. Ces vidéos tuent des femmes », alerte Raphaël Rashid.
Le tabou des Lai Dai Han
La Corée du Sud n’échappe cependant pas à la vague MeToo, arrivée plus tardivement dans le pays, au début de l’année 2018. La parole des femmes commence à se faire entendre, les voix se libèrent. Des progrès notables sont enregistrés, comme dans certaines compagnies aériennes dont les hôtesses peuvent désormais porter des lunettes et les cheveux courts. Sur les réseaux sociaux, les Sud-Coréennes jettent leurs cosmétiques à la poubelle. Et un projet de taxis 100 % féminins est même en train d’être développé.
Ce mouvement d’émancipation ne profite cependant pas à toutes les femmes. Séoul refuse ainsi toujours de reconnaître sa responsabilité dans les viols de masse commis par son armée lors de la guerre du Vietnam, au cours de laquelle plus de 320 000 soldats sud-coréens appuyaient les forces américaines. Plusieurs milliers de femmes et jeunes filles vietnamiennes, parfois âgées de 12 ou 13 ans, ont été victimes de violences sexuelles, donnant naissance à des dizaines de milliers d’enfants illégitimes : les Lai Dai Han, ou enfants de « sang-mêlé », qui subissent encore aujourd’hui une vie faite d’exclusion sociale et économique dans leur propre pays.
Le sort des Lai Dai Han et de leurs mères, dont seules 800 sont encore en vie, reste l’un des grands tabous de la guerre du Vietnam. Comme l’a rappelé l’ancien ministre britannique des Affaires étrangères Jack Straw, ces enfants devenus adultes veulent simplement, et eux aussi, que leur voix soit entendue et que leur douleur et leur souffrance soient reconnues. La Corée du Sud, dont les autorités s’enferment dans une forme de négationnisme à ce sujet, ne pourra pleinement libérer la parole des femmes si elle s’obstine dans ce deux poids deux mesures.
La douloureuse question des agressions sexuelles demeure donc largement taboue en Corée du Sud et de facto, l’environnement culturel et social du pays n’est pas propice à l’émergence sur la scène publique des sujets des Lai Dai Han ou des « molka ». Une chape de plomb qui pourrait durer encore de nombreuses années…
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