Les ministres des Affaires étrangères turcs et français se sont rencontrés début juin afin de renouer un dialogue marqué par de vives tensions au cours des douze derniers mois. Le dossier libyen reste une pomme de discorde entre les deux pays, alors qu’Ankara poursuit son entrisme économico-politico-religieux dans une Libye à peine sortie de la guerre civile, que Paris refuse de voir tomber aux mains des islamistes.
Se dirige-t-on vers la fin des tensions entre la France et la Turquie ? Début juin, les ministres des Affaires étrangères turcs et français se sont rencontrés à Paris afin de mettre en scène le rapprochement entre les deux pays, au terme de plusieurs mois marqués par de vives tensions entre Paris et Ankara. « Nous envisageons de renforcer nos relations avec la France sur la base du respect mutuel », a notamment déclaré le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu, quelques jours avant un important sommet de l’Otan à Bruxelles. Un enthousiasme pas vraiment partagé par Jean-Yves Le Drian, qui s’est abstenu de commenter la rencontre avec son homologue turc, le Quai d’Orsay se contentant d’énumérer sur son site officiel les sujets de discussion abordés par les deux ministres.
Et pour cause. Depuis un an en effet, la France et la Turquie – par ailleurs tous deux membres de l’Alliance atlantique – ont multiplié les points d’achoppement. En 2020, le pays dirigé d’une main de fer par Recep Tayyip Erdogan a ainsi lancé plusieurs missions d’exploration gazière dans les eaux territoriales grecques, entraînant des sanctions de la part de l’Union européenne (UE). En octobre dernier, le président turc avait également fait mine de s’inquiéter de la « santé mentale » d’Emmanuel Macron et avait appelé au boycott des produits français : une réponse à la loi sur le « séparatisme » et au soutien du chef de l’Etat aux caricatures du prophète Mahomet – et de Recep Tayyip Erdogan – par le magazine Charlie Hebdo. Enfin et surtout, Paris n’a de cesse de s’inquiéter de l’ingérence turque dans plusieurs régions et pays en conflit, comme en Syrie, en Azerbaïdjan-Arménie ou encore en Libye.
Une décennie de chaos
Ce pays, en proie à la guerre civile depuis la chute de Mouammar Khadafi en 2011, est dirigé, depuis le 13 mars dernier, par un nouveau premier ministre, Abdel Hamid Dbeibah. Au terme d’un laborieux processus de dialogue national conduit sous l’égide les Nations Unies, les diverses factions et forces armées présentes en Libye se sont en effet entendues pour désigner un gouvernement intérimaire chargé d’organiser les prochaines élections présidentielle et législatives, qui doivent se tenir d’ici à la fin de l’année. Soutenu, du moins officiellement, par la communauté internationale, la nomination du nouveau premier ministre libyen fait espérer le retour d’une certaine stabilité, après une décennie de chaos, d’insécurité et de marasme économique – et ce alors que la Libye possède pourtant d’importants gisements en hydrocarbures.
Après la mort de Khadafi, la Libye sombre dans l’anarchie. Le pays se retrouve livré aux groupes djihadistes, aux mafias criminelles et autres factions de mercenaires étrangers et guerriers tribaux, qui font régner la terreur. En plein délitement, la Libye se divise alors en deux pôles politiques et militaires antagonistes : dominé par les islamistes et soutenu par le Qatar et la Turquie, un gouvernement d’union nationale (GNA) siège à Tripoli, à l’ouest du pays ; alors qu’à l’est, le gouvernement de Tobrouk et de la Cyrénaïque, placé sous la protection du maréchal Khalifa Haftar, le chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), contrôle de vastes territoires, et ce jusque dans le sud de la Libye, dans la région du Fezzan, dont l’ANL est parvenue à expulser les djihadistes de Daesh.
La Turquie, un agent déstabilisateur en Libye
Que vient donc faire la Turquie dans ce nid de vipères ? La réponse est au croisement des intérêts économiques, géopolitiques et militaires d’Ankara. En vertu d’un accord conclu en 2019 avec le précédent gouvernement, le pays d’Erdogan bénéficie d’une part substantielle des contrats liés à la reconstruction de la Libye, tout en s’assurant une répartition très avantageuse des zones maritimes entre les deux pays et en garantissant une importante présence militaire turque sur le sol libyen. Abdel Hamid Dbeidah s’est par ailleurs engagé à respecter ces accords. Non sans raison : de notoriété publique, le nouveau premier ministre libyen est très proche des Frères musulmans, dont l’influence dans son pays s’inscrit dans le prolongement d’un agenda politique turc placé sous le sceau d’une idéologie néo-ottomane faisant de la Libye un quasi-protectorat.
C’est donc peu dire que l’influence des Frères musulmans sur la recomposition politique libyenne inquiète les Européens, au premier rang desquels les Français, qui redoutent plus que tout une contagion islamiste au Maghreb. En s’ingérant en Libye, Erdogan met également la main sur un nouveau « robinet migratoire », une arme cynique dont on sait qu’il n’a pas hésité à la brandir, par le passé, contre l’Europe. Si la France reconnaît officiellement les nouvelles autorités libyennes, Paris ne fait donc pas mystère de sa préférence pour le maréchal Haftar, perçu comme un pôle de stabilité, un gage de sécurité et un barrage anti-islamiste. Mieux vaut un régime militaire assurant l’indépendance et la relance économique de la Libye qu’un régime islamiste à la botte d’Ankara, en somme.
Certes, le maréchal Haftar demeure affaibli par sa tentative avortée de reprendre Tripoli en 2019. En dépit de la supériorité numérique de l’ANL, les forces turques, appuyées par de redoutables drones, avaient stoppé l’avancée du vieux militaire sur la capitale libyenne. Celui-ci avait également été exclu des pourparlers menant à la formation du nouveau gouvernement. Des revers qui n’ont, cependant, pas entamé la confiance que les autorités françaises placent en lui : « nous estimons qu’il fait partie de la solution », a ainsi déclaré Jean-Yves Le Drian. L’heure du maréchal pourrait donc se rapprocher, alors qu’à Berlin, une conférence internationale réunissant seize pays et plusieurs organisations internationales (ONU, UE, etc.) a explicitement appelé, le 23 juin, au « départ » des « forces étrangères » stationnées dans le pays. L’étau se resserre donc sur Ankara, dont le rôle déstabilisateur pourrait finir de décider Américains et Européens à hausser le ton.
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