La région est au centre des convoitises de ses grands voisins que sont la Chine et la Russie, qui y nourrissent cependant des ambitions divergentes, voire potentiellement concurrentes. La France et l’Europe ont également des intérêts stratégiques en Asie centrale et notamment au Kazakhstan, l’un des premiers producteurs mondiaux de pétrole et d’uranium. Le récent sommet de Samarcande a confirmé que la région, ses ressources et son rôle de pont entre Orient et Occident sont convoités, comme au XIXe siècle, par l’ensemble des grandes puissances.
Lointaines mais très concrètes répercussions de la guerre en Ukraine, déclin régional d’une Russie acculée et aux abois, crise mondiale de l’énergie, relance post-Covid de l’expansionnisme commercial et sécuritaire chinois, reliquat d’appétits occidentaux… : alors que les grands équilibres géopolitiques établis depuis l’après-guerre froide volent en éclat, serait-ce le retour du « grand jeu » en Asie centrale ? Datant du XIXe siècle, l’expression désigne pour les historiens des relations internationales la lutte d’influence que se livrèrent, dans cette vaste région aujourd’hui occupée par les États du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Turkménistan, du Kirghizistan et du Tadjikistan, les empires russe et britannique de l’époque.
La Chine priorise à nouveau son Heartland centre-asiatique
Preuve que c’est à nouveau vers l’Asie centrale que convergent tous les regards, c’est au Kazakhstan que Xi Jinping vient de réserver son premier déplacement officiel hors de Chine depuis le début de la crise sanitaire. Le président chinois s’est ainsi rendu à Astana, la capitale kazakhstanaise, le 14 septembre dernier, dans l’intention manifeste de solidifier l’influence de Pékin dans la zone, après une période de relative léthargie diplomatique due au Covid-19. S’affichant aux côtés du président Kassym-Jomart Tokayev, Xi Jinping a notamment annoncé de nouveaux investissements chinois dans le pays, qui devraient – et c’était un point attendu – profiter avant tout à la main d’œuvre locale.
L’évènement de cette première sortie hors du territoire chinois avait cependant lieu le lendemain, dans l’Ouzbékistan voisin. La ville de Samarcande accueillait ainsi, du 15 au 16 septembre, la conférence de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), qui rassemble autour de la Chine la Russie, les cinq républiques d’Asie centrale, ainsi que l’Inde, le Pakistan et l’Iran. Un format que d’aucuns qualifient volontiers de « contre-G7 », de « front du refus » d’un monde unipolaire occidental, voire de chaudron où mitonneraient les ingrédients d’un hypothétique « nouvel ordre mondial ». Si la plupart des dirigeants présents à Samarcande se sont bien gardés d’adouber le Kremlin dans son jusqu’au-boutisme guerrier, Xi Jinping a profité de sa visite pour relancer le pharaonique projet des « nouvelles routes de la soie », la pierre angulaire de la diplomatie commerciale chinoise, qui positionne de fait l’Asie centrale comme une plaque tournante, aussi stratégique que disputée, entre l’Orient et l’Occident.
L’invasion de l’Ukraine ayant relégué Moscou au ban des nations, contourner – géographiquement et commercialement – l’embarrassant allié russe devient, pour Pékin, une question prioritaire. Raison pour laquelle le président chinois devait confirmer, à Samarcande, la construction de deux projets de voies ferrées connectant, pour l’une, la Chine à l’Ouzbékistan en passant par le Kirghizistan et, pour l’autre, l’Ouzbékistan au port pakistanais de Gwadar, dont la Chine veut faire un méga-hub régional. Un programme chargé donc, qui fait dire à Temur Umarov, spécialiste de la Chine et de l’Asie centrale à la fondation Carnegie, que « cette première sortie de Xi Jinping est pour Pékin une façon de faire passer le message : la Chine considère toujours l’Asie centrale comme une priorité. Elle veut être considérée comme un pays puissant, avec un poids élargi au Kazakhstan » et en Asie centrale – une région que Moscou considère pourtant comme son pré-carré historique et que le Kremlin n’a, selon toute vraisemblance, aucune intention d’abandonner sans coup férir à son nouvel allié de circonstance chinois.
Une Russie toujours omniprésente mais en déclin
Autrefois inféodées à l’Union soviétique, les républiques d’Asie centrale sont, jusqu’à présent, toujours restées dans l’orbite économique et sécuritaire de leur ancien suzerain. Une tutelle matérialisée par leur appartenance – à l’exception du Turkménistan – à la Communauté des Etats Indépendants (CEI), née des accords de Minsk en 1991, ainsi qu’à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), le pendant oriental de l’OTAN. Avec la présence sur son territoire de poids lourds de l’économie russe comme Lukoil, Rosneft ou encore Rosatom, le Kazakhstan demeure, à ce titre, un partenaire économique central pour Moscou, même si la part relative des intérêts russes dans le pays a tendance à décroître.
Une région stratégique pour l’Europe et la France
Moins massive que celle de la Chine ou de la Russie, la présence occidentale dans la région n’en est pas anecdotique pour autant. Des entreprises énergétiques américaines comme Chevron ou ExxonMobil sont ainsi bien implantées au Kazakhstan. L’Europe, où des pénuries d’énergies sont redoutées dès cet hiver en raison des sanctions imposées à la Russie, regarde aussi la région avec envie. Total, Orano, Alstom, Vicat, Air Liquide, Décathlon, Danone, Saint-Gobain, Leroy Merlin,… : près de 170 entreprises françaises sont ainsi présentes au Kazakhstan, principalement dans le secteur de l’énergie – le pays est le premier producteur d’uranium au monde et le onzième en matière de pétrole. Si un partenariat stratégique unit bien la France et le Kazakhstan depuis 2008, la France et l’Europe savent qu’elles font, dans la région, face à des appétits autrement plus féroces que les leurs.
Un sommet de Samarcande déterminant pour la région
Le sommet de Samarcande apparaissait donc comme un rendez-vous décisif pour l’avenir d’une région que se disputent tout ce que le monde compte de puissances, établies, en déclin ou en devenir. Démonstration de force pour les uns, cénacle où conférer un écho aux inquiétudes sécuritaires grandissantes (en Afghanistan, au Xinjiang, en Iran…) pour les autres, ou encore occasion de mettre en scène une diplomatie du carnet de chèque, la conférence a surtout confirmé le rôle stratégique d’une Asie centrale pour laquelle Pékin et Moscou nourrissent des ambitions différentes – sécuritaires et économiques pour l’un, culturelles et idéologiques pour l’autre –, si ce n’est divergentes, voire concurrentes. Si aucun conflit majeur n’est à redouter pour le moment dans la région, plusieurs ingrédients sont, néanmoins, réunis qui nécessitent de la surveiller comme le lait sur le feu.
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