L’entrée subite de 8 à 9.000 migrants marocains (dont 1.500 mineurs) dans l’enclave espagnole de Ceuta la semaine dernière entraîne de sérieux remous entre le Maroc et l’Espagne. Lors d’un sommet européen qui s’est tenu hier, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez a dénoncé le fait que Rabat ait « provoqué une crise sans précédent ces dernières années entre l’Union européenne et le Maroc ». Tandis que les autorités marocaines, accusées d’avoir laisser passer ces personnes en mal d’avenir, tentent difficilement de circonscrire l’indignation à la seule relation bilatérale.
Le Maroc, à la suite de la Turquie et anciennement de la Libye, serait en train d’utiliser la pression migratoire comme arme politique dans sa relation avec l’Europe, analyse la presse européenne. Le déclencheur de ces représailles à peine dissimulées ? L’hospitalisation sur le sol espagnol de Brahim Ghali, chef du Front Polisario, un mouvement séparatiste qui lutte pour l’indépendance du Sahara occidental, dont la souveraineté est revendiquée de longue date par le Maroc (lire un résumé du conflit qui remonte aux années 70 sur le site de la BBC). Quand les autorités marocaines ont découvert l’accueil discret qui a été réservé à M. Ghali, qui fait face en Espagne à des accusations de « violations des droits humains » ou de « disparition forcée », elles ont réagi sans attendre en appuyant là où ça fait mal.
Des relations durablement dégradées entre l’Espagne et le Maroc ?
Ceuta, comme Melilla, est une ville autonome espagnole située au nord du Maroc, protégée à la façon de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Deux enclaves convoitées qui constituent le seul point d’entrée terrestre de l’Union européenne depuis l’Afrique. Lundi et mardi derniers, il est apparu évident que les autorités marocaines ont temporairement laissé passer un nombre record de candidats à l’émigration, qui ont réussi leur tentative. Il s’agit de la plus grave crise migratoire jamais vécue entre les deux pays, après le record atteint en novembre 2020 quand 1.500 personnes sont arrivées en une seule journée sur les côtes des îles Canaries. Selon les autorités espagnoles, 7.500 adultes ont été renvoyés au cours des jours suivants. En ce qui concerne les mineurs, ils ne sont pas refoulés automatiquement et leur situation doit être examinée au cas par cas.
« Il y a eu une hystérie collective ces derniers jours. J’ai même vu des enfants âgés de six, sept ans, essayer de passer », raconte Mohamed Ben Aissa, président de l’Observatoire du Nord pour les droits humains (ONDH), cité par Libération. Le même a ajouté : « Profiter de la souffrance des jeunes pour régler des problèmes politiques, c’est ce que nous dénonçons ». Le chercheur associé à l’IRIS Jean-Jacques Koruliandsky a quant à lui rappelé que « depuis un an, les frontières des enclaves espagnoles, pourvoyeuses de travail domestique, de petits boulots, et de trafics divers, sont hermétiquement fermées des deux côtés ».
Même le quotidien Le Monde s’est indigné en fin de semaine dernière dans un éditorial (« Crise des migrants à Ceuta : il est temps de sortir d’une certaine naïveté dans le regard porté sur le Maroc ») : « Car cette crise a été mûrie et mise en scène par les autorités marocaines, dont la police a quasiment montré la voie de Ceuta à une jeunesse en pleine détresse sociale ». Et d’en tirer une conclusion peu réjouissante : « Cet épisode va marquer durablement les relations entre Rabat et Madrid et, au-delà, Bruxelles ».
Une remise en cause de l’externalisation de la politique migratoire européenne
Dès le lendemain de l’intrusion massive le ministre espagnol de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska, annonçait en réaction : « Le gouvernement met en œuvre tous les moyens nécessaires pour protéger les frontières et procéder au retour immédiat des personnes qui entrent illégalement dans notre pays ». Il a même une certaine audace à ajouter : « Ceuta est autant l’Espagne que Madrid ou Barcelone. Nous allons défendre nos frontières avec force. Nous serons tout aussi belliqueux dans la défense de nos frontières que dans la lutte contre les discours de haine ». Rappelons que les deux enclaves de Ceuta et Melilla sont convoitées par le Maroc, et que ce dossier est de base source de tension entre les deux nations.
Devant faire face à de très sérieuses critiques, le ministre des Affaires étrangères marocain, Naser Burita, a donné une interview à Europe 1 pour expliquer la position de son pays. Il a notamment dénoncé un « problème de confiance » avec l’Espagne : « Le bon voisinage n’est pas à sens unique ». « On ne peut manigancer le soir contre un partenaire, et lui demander le lendemain d’être loyal » a-t-il encore déclaré, admettant par-là à demi-mot que les autorités marocaines ont favorisé cette vague migratoire. Le Maroc demeure très tendu sur le sujet Brahim Ghali : « Si l’Espagne pense que la crise pourrait être résolue en exfiltration le monsieur par les mêmes procédés, c’est qu’ils cherchent le pourrissement, l’aggravation de la crise, voire même la rupture ». Sur ce sujet au moins, ça a le mérite d’être clair.
Du côté européen, Bruxelles a rapidement exprimé sa solidarité avec l’Espagne, dans un contexte où la thématique migratoire ne cesse de prendre de l’ampleur dans les débats politiques nationaux. Le chantage à la pression migratoire n’a pas du tout été apprécié. La Commission européenne a ainsi répondu que si tels épisodes devaient se reproduire, l’aide financière en direction du Maroc serait remise en cause. Une aide qui depuis 2007 se chiffre à plus de 13 milliards d’euros. En tout cas il ne fait guère de doute que la politique européenne d’externalisation partielle de la gestion des flux migratoires, déjà contestée en interne, se heurte ici à une nouvelle remise en cause sévère. Comme l’a illustré ces dernières années le pacte avec la Turquie, qui devrait être renouvelé prochainement, et qui a donné l’occasion au président turc Erdogan de mettre l’Europe sous pression.
Gaëtan Mortier
Crédit photo : Diego Delso (licence Creative Commons)
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