Barrage sur le Nil : échec des négociations entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan

Barrage sur le Nil : échec des négociations entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan

Après trois jours de négociations, l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan ne sont pas parvenus à un accord autour du Grand Barrage éthiopien de la Renaissance (GERD), qui depuis une dizaine d’années attise les tensions entre ces trois pays riverains du Nil. Plus que sur l’existence même de l’ouvrage colossal, dont la construction s’achèvera en 2022, des désaccords vifs persistent au sujet du remplissage d’un barrage qui sera le plus important d’Afrique. Les eaux du Nil et leur répartition, de l’Éthiopie à l’Égypte en passant par le Soudan, représentent un enjeu primordial, qualifié même de l’ordre de la « sécurité nationale » par le pouvoir égyptien.

Cela fait dix ans que les négociations comme les menaces à peine voilées n’aboutissent à aucun accord entre ces trois pays sur ce sujet très délicat des eaux du Nil. Une nouvelle rencontre sous l’égide de l’Union africaine se déroulait à partir de dimanche dernier pour tenter de trouver enfin à une issue négociée satisfaisante pour tous, malgré les intérêts concurrents. « Ces négociations représentent la dernière chance que les trois pays doivent saisir pour parvenir à un accord » affirmait avant la rencontre Sameh Shoukry, le ministre des Affaires étrangères égyptien. Une rencontre qui devait durer deux jours, ce qui était assurément très optimiste. Une troisième jour de négociations ajouté en dernière minute n’y a rien changé, en dépit de l’effort de médiation de Félix Tshisekedi, chef d’État de la République démocratique du Congo et président en exercice de l’Union africaine.

Le GERD représente le projet le plus titanesque à l’échelle du continent. Il est construit dans le nord-ouest de l’Éthiopie, non loin de la frontière avec le Soudan, sur le Nil bleu qui rejoint à Khartoum le Nil blanc pour former alors le Nil. Le plus grand barrage hydroélectrique africain aura une capacité de 6.500 mégawatts, soit l’équivalent de cinq centrales nucléaires. Il mesure 155 mètres de hauteur et 1.800 mètres de longueur, pour un coût estimé à 5 milliards de dollars. La taille du réservoir est colossale, formant avec ses 63 à 79 milliards de mètres cube le plus vaste lac artificiel d’Afrique.

Entre les deux géants du Nil, le Soudan en désaccord

Aucun compromis n’a été trouvé sur le remplissage et le fonctionnement d’un barrage qui aura une influence déterminante sur le débit du fleuve. Peu d’informations ressortent aujourd’hui de l’échec de cette rencontre. Toutefois, un négociateur congolais cité par l’AFP dévoilait mardi que « l‘Éthiopie et l’Égypte ont accepté les termes contenus dans le projet de communiqué final. Mais le Soudan a estimé que ses intérêts sur le fleuve Nil sont menacés ». Quant à la ministre soudanaise des Affaires étrangères, Mariam Al Mansoura, elle a déclaré à l’issue de la réunion que l’Éthiopie « menace les peuples du bassin du Nil, et le Soudan directement ». Avec une perspective très proche : la prochaine saison des pluies et la question de savoir comment sera régulé le débit, à quel point il servira le remplissage du barrage en amont du Soudan et de l’Égypte.

Le début du remplissage du lac de retenue de ce barrage avait créé de nouvelles tensions à partir de l’été 2020, alors que l’existence même de ce nouveau barrage avait été digérée et acceptée par les Égyptiens. Soit « la phase de transition durant laquelle le barrage GERD va retenir l’eau et priver le lit aval du Nil d’une partie de cette eau » explique Bernard Tardieu, vice-président du Pôle Énergie de l’Académie des technologies (« Grande Renaissance : négociations sur le Nil bleu »).

« L’Égypte perçoit le GERD comme un risque économique et écologique pour sa société, avec la fragilisation de sa vallée fertile du Nil : outre la perte de contrôle sur le débit du Nil et donc le potentiel bouleversement des cycles économiques de production agricole, l’inquiétude porte sur les années de remplissage du bassin du GERD (estimées entre 5 et 15 ans) dont les critères et les conséquences restent totalement inconnus à ce jour » écrivent les spécialistes Jean-Nicolas Bach et Jean-Pierre Bat dans une analyse hydraulique et politique des enjeux (« Diplomatie du Nil dans la Corne de l’Afrique »).

Des enjeux économiques et sociaux colossaux

Le Nil est consubstantiel à l’histoire et à l’existence même de l’Égypte. Pour un pays en grande partie désertique, ses eaux sont une question essentielle de souveraineté et de sécurité alimentaire. Les 100 millions d’Égyptiens, dont la population se concentre sur les terres fertiles autour du fleuve mythique, en dépendent étroitement. Des eaux du Nil proviennent 97 % de son approvisionnement en eau potable et de l’irrigation de ses terres. Sa puissance « hydrohégémonique » affirmée au 20e siècle par l’intermédiaire de traités (des accord datant de 1929 et 1959 répartissent le volume des eaux du fleuve en Égypte et le Soudan) est désormais remise en cause par l’Éthiopie qui défend le droit de maîtriser les eaux sur son territoire.

Du côté de l’Éthiopie, plus de 90 % de l’électricité est d’origine hydraulique, tandis que la moitié des 110 millions d’Éthiopiens n’a toujours pas accès à l’électricité. L’Éthiopie comme l’Égypte, deux des trois pays les plus peuplés d’Afrique, connaissent une croissance démographique souvent considérée comme problématique. Ces cinquante dernières années, la population égyptienne a été multipliée par trois, la population éthiopienne par quatre. Une explosion démographique qui peine à être freinée et que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a d’ailleurs placé sur le même plan que le défi terroriste (lire « La bombe à retardement de la population égyptienne », par l’historien Jean-Pierre Filiu).

Du côté de l’Éthiopie, l’accroissement de la production d’électricité apparaît essentielle à son développement économique. Le gouvernement éthiopien s’est lancé dans une politique d’intégration à l’économie mondiale qui passe par l’essor des secteurs industriels et tertiaires. Le premier objectif fixé est d’atteindre d’ici 2025 le stade d’« État à revenu intermédiaire » et d’assurer l’accès pour tous au courant électrique. De plus le pays pourra augmenter ses exportations d’électricité vers les pays voisins, notamment le Soudan. Le Soudan qui par ce différend a acquis une position de « pivot diplomatique » qu’il fait jouer aujourd’hui.

A l’aune du nouvel échec des négociations internationales, l’Union africaine s’attaquera sans attendre aux prochaines étapes d’un calendrier de discussions qui reste à définir. Et ce même si son rôle est jusqu’à présent considéré comme secondaire par rapport à l’Initiative du Bassin du Nil, forum des pays riverains du fleuve qui concentre toute la complexité des enjeux.

Gaëtan Mortier

Crédit photo : Gerd Eichmann (licence Creative Commons)

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